Ma vie avec Mozart d’Eric-Emmanuel Schmitt (n°13)
D’Eric-Emmanuel Schmitt, nous connaissons de nombreuses œuvres : L’Evangile selon Pilate, adapté au théâtre (cf. J’évade n°5) ; le très beau M. Ibrahim et les fleurs du Coran adapté à la télévision. Ma vie avec Mozart est un autre de ces livres. Cet ouvrage comporte également un CD contenant des extraits musicaux de Mozart, ceux cités dans le livre et touchant l’auteur dans sa vie et sa sensibilité.
L’auteur conte l’histoire d’un homme, qu’il présente comme étant lui-même, recevant la musique de Mozart comme une réponse à ses interrogations, comme une compagne dans les moments intérieurs de sa vie.
Le livre commence avec le désespoir adolescent du jeune Eric-Emmanuel. La volonté de se suicider l’habite, le malmène, le détruit nerveusement. Aussi, le choc de la musique de Mozart sonne-t-elle comme une conversion à la beauté de la beauté de la vie.
« Tu as donc été, Mozart, un coup de foudre à retardement.
Un coup de foudre, c’est aussi mystérieux en art qu’en amour.
Cela n’a rien à voir avec une « première fois » car ce qu’on trouve s’avère souvent être déjà là.
Plutôt qu’une découverte, c’est une révélation.
Révélation de quoi ? Ni du passé, ni du présent. Révélation du futur…
Cela relève de la prescience, le coup de foudre… La durée se plisse, se tord, et voilà qu’en une seconde jaillit l’avenir. Nous voyageons dans le temps. Nous accédons non à la mémoire du passé mais à la mémoire de demain. « Voici le grand amour des prochaines année que j’ai à vivre. » Tel est le coup de foudre : apprendre qu’on a quelque chose de fort, d’intense, de merveilleux à partager avec quelqu’un. »
Le livre présente donc une série de lettres écrite par E.-E. Schmitt, de tailles différentes, déroulant à travers le fil du temps l’histoire d’une passion, celle d’une réponse artistique de Mozart à l’interrogation d’un homme.
« Cher Mozart,
Quand un oiseau chante, est-ce plainte, est-ce joie ? Dit-il son bonheur d’exister ou appelle-t-il la femelle qui lui manque ? Mystère du chant…
Toi, tu me fais remarquer que c’est beau. »
L’homme devenant âgé, il croit être adulte c’est-à-dire être doué de maturité. La redécouverte de ces premiers goûts, au-delà d’un certain snobisme de la jeunesse étudiante, apporte une sagesse : ne pas mépriser ce que l’on est au profit des apparences. L’émotion doit rester vivante.
« La souffrance demeure la souffrance, intense, incomparable, quelles qu’en soient les raisons. Le sentiment tragique n’a pas d’instrument de mesure. Enfantin ou adulte, avec de bonnes ou de mauvaises causes, il est le tragique. Cette détresse pour une épingle perdue devient la métaphore de toutes les détresses. […]
Courant de colloques en séminaires, déchiffrant les manifestes, faisant fi de mes émotions ou de mon plaisir, j’écoutais la musique avec une loupe, un dictionnaire et une règle à calculer, persuadé qu’un ordinateur l’apprécierait mieux que moi. Sûrement avais-je raison, dans certains cas… En revanche, ta cavatine me rappelle que l’on écoute en outre avec un cœur – ce qu’un ordinateur ne possède pas – et qu’un homme compose de la musique d’abord pour toucher les hommes, non pour s’inscrire dans une hypothétique histoire de la musique. »
L’émotion reste vivante : elle fait éclater les illusions du quotidien. La musique est choc esthétique, paroles mystiques parlant à l’âme… Ainsi le consommateur de noël est-il amené à changer au contact du chant : la musique ouvre l’âme. (ave, verum corpus ; motet)
« Une fois que mes sacs eurent englouti l’ultime cadeau nécessaire, je songeai à me réfugier dans un taxi pour rentrer et je trottai vers une station.
C’est là que tu intervins.
Une musique me fit pivoter : une chorale chantait.
[…] Quelques secondes plus tard, les larmes jaillirent de mes paupières, violentes, chaudes, salées, sans que je puisse les essuyer. […] Noël au pied de la cathédrale… […] Autour de moi, les bâtisses du vieux Lyon s’écartaient devant le parvis de Saint-Jean. La façade gothique se dressait, haute, bienveillante, arrondie de rosaces, alanguie de guirlandes, poudrée de neige. Pendant les heures précédentes, je ne lui avais pas prêté attention car il n’y a rien à acheter dans une cathédrale…
[…] Insistant, mélodieux, d’une douceur inexorable, tu me contraignais pourtant à un examen critique. Pourquoi fêtes-tu Noël ? me demandais-tu. Pourquoi dépenses-tu tant d’argent ? Les réponses arrivaient à ma conscience et me faisaient peur. Alors que je me croyais bon depuis le matin, je découvrais que j’étais surtout très content de moi : j’effaçais l’égoïsme qui avait réglé mon comportement durant l’année, je compensais en cadeaux les intentions que je n’avais pas eues, les coups de téléphone que je n’avais pas rendus, les heures que je n’avais pas consacrées aux autres. Au lieu de rayonner de générosité, je m’achetais une tranquillité d’âme. Ma frénésie de dons n’avait rien d’évangélique : un placement précis pour m’acquérir une bonne réputation. Je ne souhaitais pas la paix, je ne désirais que la mienne. »
L’homme adulte ne cesse de vivre, de réfléchir, de s’approfondir. De l’ivresse à la sagesse : il est passerelle. Parmi les réflexions dont Mozart est l’inspirateur (La Flûte enchantée Acte I, Duo de Panina et Papagano). Eric-Emmanuel indique la force de ce duo : ce n’est pas un duo dirigée vers l’autre, mais à l’amour. Il n’entre pas de stratégie pour conquérir/séduire l’autre. Pamina s’offrira à Tamino, Papageno à Papagena. Mais chacun de des chanteurs aspirent à l’amour.
« Ici, la sensualité demeure, dans la pulsion rythmique, son balancement, et cet envol lorsque cette vocalise crémeuse déploie sa joie vers le ciel… mais le respect s’impose. Il y a quelque chose de recueilli dans cette mélodie, une pudeur, une sorte de considération envers ce qu’on célèbre, rien d’hystérique, rien d’exalté. Une honnêteté.
Voici l’amour dont tu me parles, l’amour tel que je l’envisage, l’amour dont on n’est ni la proie ni la victime, l’amour que l’on veut avec sa volonté. Un amour qui dépasse la pulsion, la sexualité, l’attirance des corps.
Un chemin ouvert devant soi, qu’on emprunte librement, en plein jour.
L’amour vainqueur de nos amours… »
L’homme devient âgé. Le temps de compagnon devient un fardeau ou un ennemi. Pour Eric-Emmanuel l’enfance se retrouve…
« L’enfance est un pays que l’on traverse sans s’en rendre compte. Arrivé aux frontières, si l’on se retourne, on remarque le paysage, mais c’est déjà trop tard.
L’enfance ne s’aperçoit qu’une fois quittée.
J’ai longtemps pensé qu’il y avait une seule manière de la regagner : par le souvenir. La mémoire parfois, sous l’effet de la volonté ou d’une sensation, permet d’en découvrir des fossiles.
Or il existe un autre chemin, pas souterrain celui-là, moins obscur, qui redonne accès à ce territoire lointain : l’art ».
« L’enfance est une métaphysique, la conviction qu’il y a un ordre, un sens, une bienveillance au-dessus de nos têtes, ces grandes personnes admirées et redoutées qui détiennent tant de secrets. L’univers apparaît mystérieux davantage qu’absurde. Peut-être est-il immense, profond, ignoré, ténébreux, cependant ni vide ni instable…»
L’expérience musicale est intense autant que singulière.
« Expérience mystique ou expérience musicale, il s’agit d’un instant suspendu dans le temps. L’événement se révèle si intense qu’on ne peut le mesurer à l’aune habituelle des secondes, des minutes ou des heures. On participe à une extase détachée qui a ses propres lois, son organisation.
Même si l’intellect se tait, cela n’est pas dépourvu de signification. Au contraire, on ressent qu’un autre ordre se substitue à celui qu’on a appris, une logique inédite, souterraine, sans doute celle des sentiments. »
Comme extrait final, j’aurais pu choisir la dernière lettre du livre. Non pas écrite comme toutes les autres par Eric-Emmanuel, mais par Mozart… Cependant, j’ai choisi cet extrait :
« Il n’y a pas une histoire de la musique mais une géographie de la musique. Sur une mappemonde multicolore existent plusieurs continents, le continent Bach, le continent Mozart, le continent Beethoven, le continent Wagner, le continent Debussy, le continent Stravinsky…Parfois des océans massifs peints en bleu profond les séparent ; parfois, seul un détroit étroit marque la frontière, comme entre Debussy et Stravinsky ; plus rarement, les territoires se chevauchent en raison d’une continuité géologique, ainsi Mozart et Beethoven partagent-ils un fleuve comme délimitation.
Non loin des masses continentales se détachent certaines îles plus ou moins importantes : l’île Vivaldi ou la péninsule Haendel autour de Bach ; les archipels Schumann ou les atolls Chopin aux environs de Beethoven. De temps en temps, à la faveur d’un raz-de-marée, on doit redessiner les cartes car, s’il est rare que des territoires disparaissent, il est courant que nouveaux émergent.
Si la musique constitue une géographie, cela signifie que nous sommes devenus des voyageurs. »
Le style est limpide, simple et fluide. Les images se succèdent, porteuses de sens, de force. L’impression générale, enthousiasmante au sortir d’une lecture d’Eric-Emmanuel Schmitt est d’être devenu meilleur, comme si on avait reçu de merveilleuses semences en son cœur…
Jean-Youri